« Que dois-je faire ? » – Emmanuel Kant définissait cette question comme l’une des questions clés de ce qui fait l’homme. Aujourd’hui, nous y répondons généralement par « ce qui me rend heureux et me satisfait ». Nous ne faisons pas nécessairement ce que les autres attendent de nous, mais ce dont nous espérons une vie meilleure. – Nous suivons nos préférences et optimisons ce qui nous semble utile. Comme nous partons du principe que c’est ce que tout le monde fait, les entreprises promettent des bonus pour améliorer les performances de leurs employés, et les politiques inventent des mécanismes d’incitation pour guider notre comportement. Nous espérons ainsi faire coïncider le devoir-être social avec le vouloir-être individuel.
L’économiste américain Gary Becker a reçu le prix Nobel d’économie en 1992 pour sa théorie selon laquelle toutes les actions humaines sont guidées par des considérations d’utilité économique. Il voulait expliquer le stationnement illégal, le choix d’une profession ou d’un partenaire, le nombre d’enfants, la discrimination des minorités, et même le suicide et l’altruisme par les décisions rationnelles des hommes qui maximisent leur utilité. La méthodologie de l’économie classique pourrait être appliquée à tous les domaines de la société et à tous les types d’objectifs d’optimisation. Les gens optimisent leur utilité non seulement sous une forme monétaire, mais telle qu’elle se présente à eux.
La psychologie et la recherche économique expérimentale nous ont appris que les gens n’agissent pas toujours de manière rationnelle et qu’ils sont prêts à mettre de côté leurs propres avantages immédiats au profit d’une coexistence équitable à long terme. Mais les idées de Becker sont restées puissantes au-delà de l’économie et marquent le discours public encore aujourd’hui : « La performance doit être récompensée », « De bons salaires pour un bon travail », « Des incitations pour un comportement écologique », … – L’ensemble du spectre politique partage la perspective économique sur la vie. Presque plus personne ne part du principe que les gens font quelque chose parce que c’est bien ou parce que la décence l’impose. Nous investissons dans l’éducation parce que c’est rentable. Nous nommons des femmes aux conseils d’administration parce que cela présente des avantages économiques. Le monde est un business case. La question « qu’est-ce que cela m’apporte ? » est devenue la question de contrôle pour « que dois-je faire ? »
Les sciences économiques ne sont pas les seules responsables de cette transformation économique de notre pensée. Elle trouve ses racines dans la philosophie moderne qui, depuis prs de quatre cents ans, marque de son empreinte notre pensée et notre action occidentales. Son idée de base est la suivante : je suis libre de connaître le monde et de le façonner. – Deux hypothèses se cachent derrière cette idée : (1) Je suis conscient de moi-même et de ma liberté. (2) Le monde et moi faisons partie d’un système rationnel. – Aujourd’hui, cela nous semble évident. Mais avant l’époque moderne, on se considérait comme né par destin dans une communauté. Sa propre place était prédéterminée, le monde échappait en grande partie à ses propres possibilités de connaissance et d’organisation, des forces numineuses y régnaient. On dépendait des institutions et de la tradition.
L’égocentrisme
Au début des temps modernes, la découverte de nouveaux continents et la prise de conscience du fait que la Terre tournait autour du soleil ont rendu incertaines les connaissances transmises sur le monde. C’est pourquoi, au milieu du XVIIe siècle, le mathématicien et philosophe René Descartes a cherché un nouveau fondement des sciences, un fondement qui devait être plus fiable que les écrits transmis par la Bible ou la philosophie grecque.
Il a trouvé ce fondement dans le sujet pensant : si je peux douter de tout, je ne peux pas douter du fait que je doute. Tant que je doute, je dois donc nécessairement exister. Même Dieu ne peut pas m’ordonner d’arrêter de douter. C’est pourquoi, au centre du monde de Descartes, Dieu est remplacé par le moi qui pense. La phrase « Je pense, donc je suis » était née.
En conséquence, faire de la préservation de soi la première des vertus n’était que logique. La philosophie grecque avait répondu à la question « Que dois-je faire ? » en partant de la doctrine de l’État, la théologie chrétienne en partant de la doctrine de Dieu. Désormais, la question « Qu’est-ce qui me sert ? Qu’est-ce qui me rend heureux ? » était au centre des réflexions. Le critère d’une vie réussie n’est plus un système étatique bien cadré ou un comportement qui plaît à Dieu, mais l’utilité individuelle. « Plus quelqu’un s’efforce et est capable de rechercher ce qui lui est utile […], plus il est vertueux », écrivait le philosophe néerlandais Spinoza au milieu du XVIIe siècle. Cette idée est devenue le principe de l’utilitarisme à la fin du XVIIIe siècle et a été reprise dans les réflexions d’Adam Smith sur l’économie nationale : Une bonne société est une société dans laquelle l’utilité ou le bonheur des individus est maximisé. La quête du bonheur devient un droit de l’homme.
Le système rationnel
Il y avait des méditations sur la conscience de soi avant l’époque moderne. Mais ils ne cherchaient pas le fondement du moi dans cette conscience de soi, mais dans l’incompréhensibilité de Dieu. Ils confessaient avec humilité les limites du sujet. Mais dès que le fondement de la connaissance est transféré dans le moi pensant, il ne doit et ne peut plus y avoir, par principe, de mystères insondables. Or, de facto, on ignorait tant de choses. Ce paradoxe a été résolu par l’idée du progrès à travers le temps. On ne comprenait pas par principe ; on ne comprenait pas encore. Et ce que l’on ne comprenait pas encore, on pouvait le classer dans un système rationnel et l’explorer.
L’ambition de Gary Becker d’expliquer tout comportement de manière rationnelle est fondée ici. Le philosophe allemand Georg Wilhelm Friedrich Hegel s’y était déjà essayé il y a deux cents ans. Pour lui aussi, le comportement humain et le monde pouvaient être expliqués rationnellement. Pour cela, il n’utilisait pas encore de concepts économiques, mais des concepts de philosophie de la conscience. Pour lui, Dieu est une raison absolue qui façonne le monde et qui deviendrait pleinement consciente dans l’histoire de l’humanité. Le progrès de l’histoire supprimerait toutes les différences encore existantes. Les équations finissent par se résoudre, car Dieu, l’homme et le monde sont les parties d’un système rationnel.
Cette approche strictement logique était attrayante pour la science de l’économie encore naissante à l’époque. Elle était confrontée à la question de savoir comment une communauté fonctionnelle pouvait naître d’intérêts individuels particuliers. Dans sa réponse, elle suit Hegel : par un système rationnel. Le juriste prussien et directeur des assurances Hermann Gossen s’est essayé en 1854 à un système d’équations universelles. Par des calculs détaillés, il voulait rendre visible la main invisible et montrer comment l’égoïsme des individus devait nécessairement conduire au bien commun. La systématisation ne s’est pas arrêtée à l’économie politique, la gestion des entreprises a également été rationalisée. Avec son livre The Principles of Scientific Management, Frederick Taylor en a posé en 1911 la première pierre.
Cette méthode a connu un tel succès qu’aujourd’hui, elle n’est plus seulement utilisée dans l’économie : Les clubs de sport, les théâtres et les musées, mais aussi les administrations publiques sont « managés » ; c’est-à-dire qu’ils sont dirigés selon des critères rationnels et systématiques. Tous les domaines de la société peuvent être exprimés en fonctions d’utilité. Il est possible de prédire leur évolution et d’inciter leurs acteurs à adopter un certain comportement. C’est sur cette base que se fondent les modèles économiques et les stratégies de gestion d’entreprise qui ont l’ambition de représenter le monde de manière globalement rationnelle. Là où il y a encore des incertitudes, nous nous protégeons sur les marchés qui, par la formation des prix, veillent à ce que l’équation fonctionne à tout moment.
Les limites de la raison dans la rencontre avec autrui
La modernité s’est engagée à lutter pour l’individu et sa liberté. Son outil était la raison qui, sous sa forme économique, nous a apporté une prospérité insoupçonnée permettant à beaucoup d’accéder à l’indépendance matérielle. Mais la raison, lorsqu’elle se veut absolue, a un revers : si le système rationnel doit tout expliquer, il n’y a pas de place pour l’individualité ou l’altérité. Philosophiquement, autrui devient une fonction de ma pensée, et économiquement, il devient une variable de ma fonction d’utilité. Or, l’inconnu d’une équation est toujours déjà un ancien connu, constataient déjà Theodor W. Adorno et Max Horkheimer dans leurs analyses de la Dialectique des Lumières.
Si l’on veut éviter la systématisation absolue du monde, telle qu’elle a été tentée par les totalitarismes du XXe siècle, il ne faut pas niveler la différence entre autrui et moi. L’autre ne doit pas devenir une partie de mon système, ni dans la pensée, ni dans l’action. Le philosophe Emmanuel Levinas a donc placé la différence entre l’autre homme et moi avant le début de ma pensée. Au début, il n’y a pas le moi raisonnable qui établit sa relation au monde. Au début, il y a l’autre qui me regarde et avec lequel je dois me comporter. La question qui se pose n’est pas : « Comment puis-je être heureux ? », mais : « D’où est-ce que je tire le droit de lui disputer sa place dans le monde ? ». Avant de pouvoir revendiquer un droit à la quête du bonheur, même à la vie ou à la liberté pour moi-même, mon existence a besoin d’être justifiée devant l’autre. Levinas cite Dostoïevski : « Nous sommes tous coupables de tout et de tous devant tous, et moi plus que les autres. ».
Cette perspective nous est étrangère. Nous avons pris l’habitude de regarder avant tout vers et pour nous-mêmes : La réalisation de soi au travail, l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée, la (pleine) conscience de ses besoins – voilà nos thèmes. Nous nous persuadons même que nous critiquons ainsi le système, mais en réalité, il est difficile d’imaginer un comportement qui soit plus économique et rationnel. Nous l’enseignons également à nos enfants : L’éducation n’est pas une fin en soi, et l’engagement n’est pas un service rendu aux autres. Non : de bonnes notes garantissent un bon salaire, et l’engagement bénévole augmente les chances d’embauche. – Comme pour les rats dans l’expérimentation animale : un bon comportement est récompensé. Ne serait-il pas logique de poser une nouvelle question fondamentale : « Pourquoi devrais-je faire quelque chose si je n’en retire aucun bénéfice moi-même ? »
Emmanuel Kant aurait répondu : Pour réussir sa vie, il ne suffit pas d’augmenter son utilité et d’être heureux, il faut aussi se montrer digne du bonheur. Pour lui, il y avait deux réponses possibles à la question « Que dois-je faire ? » : la réponse pragmatique économique vise ce qui m’est utile et ce qui me rend heureux. La réponse morale vise la décence et la dignité humaine, qui consistent à agir en faveur d’autrui, même et surtout si je n’en tire aucun profit. Elle n’est pas réductible à la pragmatique. La décence n’est pas une préférence de l’individu, mais une attribution des autres.
« Après vous », laisser la place à autrui, c’est le cœur de la morale, a dit Levinas. Renoncer sans intention. Travailler pour les autres. Ne pas être contemporain de son succès. – On peut reprocher à cette attitude d’être naïve et de n’être pas un moyen pour organiser la société. Mais le fait que les classes moyennes et supérieures occidentales se soucient en premier lieu de leur propre bien-être ne l’est pas non plus. Sans un peu de dignité et de décence, nous n’y abouterons pas. Nous ne pourrons pas exiger ou promettre une récompense pour tout ce que nous faisons pour l’autre. Il est peut-être naïf de croire que l’autre est une bonne personne. C’est depuis toujours l’argument contre une société qui mise sur la bienséance. Pourtant, le fait que moi, je sois une bonne personne n’est ni une question de croyance, ni une question de naïveté. C’est mon choix et ma responsabilité.
Traduction d’un texte publié le 29 décembre 2024 dans la Frankfurter Allgemeine Sonntagszeitung